Sophie Bassouls | Photographe | De ma chambre, chroniques / Photos volées

Collectif
L'Écrivain et son portrait
Presses universitaires de Nancy
Éditions Régine Deforges , Nancy, 1986

Broché - 80 pages?> - 155 × 215 mm
ISBN 2864802783
60 photographies noir et blanc

Photographies de Ulf Andersen, Sophie Bassouls, Daniel Boudinet, John Foley et Irmeli Jung. Préface de Régine Deforges.
Livre édité à l'occasion de l'exposition "Le Livre sur la Place" au Musée des Beaux-Arts de Nancy (18 septembre-19 octobre 1986).

Préface

J

e hais les photographes !
Je ne dirai pas qu'ils me le rendent bien... Cependant quelquefois je me pose la question.
Drôle de façon de présenter un livre qui leur est consacré et qui rend hommage à leur art. Je vais tenter de m'expliquer en essayant de ne pas tricher avec moi-même : la photo me fait peur. Elle isole un instant, un mouvement, un regard, qu'elle rend alors immortel dans son sublime ou sa banalité.
Comme tout le monde, il m'arrive de feuilleter un de ces albums de famille qui faisaient mes délices quand j'étais enfant, n'ayant de cesse que ma mère ou ma grand-mère ait mis un nom sur un visage à demi effacé : " je te dis que c'est la cousine Berthe !", "Tu te trompe, c'est la tante Marie !". Que de discussions, de disputes parfois, pour se mettre d'accord sur un nom ou sur un lieu. "Tiens, regarde comme tu étais mignonne !". C'est moi ce bébé joufflu à jamais disparu ? Et cette petite déguisée en garçon dansant avec une autre petite fille déguisée en mariée dont je sens encore le corps raide et dodu ? J'ai été cette communiante aux yeux trop cernés sous le long voile, serrant contre elle une gerbe de lys dont le pistil jaune a sali les gants ? Je n'ai pas oublié l'irritation de l'organdi contre mes jambes nues. Et cette adolescente au corps faussement triomphant comme jeté à la face de cette population puritaine qui cachaient celui de leurs filles sous d'épaisses chemises de toile ? Ma peau frémit toujours de dégoût sous leurs regards concupiscents, j'entends leurs paroles haineuses et sales et je me voudrais totalement obscène pour qu'elles soient à jamais la proie de désirs inassouvis ; je suis toujours cette adolescente ! Et cette jeune mère maladroite avec ce nourrisson si lourd ! si lourds sont les enfants de celles qui n'ont pas fini de grandir ! Le poids de ce petit garçon qui devait devenir mon fils bien-aimé et qui, bien longtemps après, me laisse encore stupide et démunie.
Je tourne une à une les pages de mes bonheurs et de mes terreurs - si souvent tues - mais je retrouve dans ces regards figés... Oh, que je hais le souvenir visible de ces moments et ces bouts de papier qui me les rappellent ! Même les plus grandes joies deviennent, ici, souffrance : cette belle enfant blonde qui court vers son père et moi, le visage irradié de bonheur... Derrière elle ces piliers, ces pelouses qui descend le long des charmilles vers la terrasse où plus jamais nous n'irons voir si la couleuvre de l'année passée est revenue, si le figuier, sous lequel il aimait s'asseoir pour contempler ce paysage si vaste où l'avenir domine, à peine troublé par le passage d'un train, là-bas, sur le pont qui enjambe la Garonne, donnera des figues...
Je referme l'album avec colère, je me suis encore faite avoir ! On imagine aisément mon attitude face à des professionnels. J'admire, j'envie l'aisance des mannequins, des comédiens, de tous ceux dont l'image est divulguée à travers le monde et qui semble évoluer devant l'objectif avec grâce, naturel et plaisir. Moi, je m'ennuie, je me sens gauche et idiote. Pas un, à ce jour, n'a réussi à me faire oublier l'appareil braqué sur moi, pour mieux me dépouiller, traquer chez moi mes faiblesses, mes laideurs ou, pire, ma banalité.
Mais la photo se venge parfois, car elle est révélatrice du sujet photographié, elle l'est, Ô combien ! de celui ou de celle qui a appuyé sur le déclencheur, ce qui n'est pas parfois sans me causer de mauvaises petites satisfactions.
Ce n'est pas le cas ici. Malgré tout ce qui précède, certains des photographes présents dans ce livre sont de mes amis. On ne sera jamais reconnaissant à des gens comme Nadar d'avoir fixé pour nous les visages des écrivains du siècle passé que nous aimons. Je suis donc reconnaissante à Ulf Andersen, Sophie Bassouls, Daniel Boudonet, John Foley, Irmeli Jung, de me donner à voir un moment l'inoubliable regard de Marguerite Yourcenar, l'ironie de Michel Serres, la fragilité de Léo Malet, le rire de Patrick Modiano, la noire solitude de Borgès.

Régine Deforges

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